Le grand remplacement est une illusion

Cher Docteur,
Cher ami lecteur et commentateur,

Voici un point qui mérite de creuser notre réflexion.

Après l’opération spéciale de la Russie en Ukraine, soit depuis trois ans (TROIS ANS ! Une éternité), je me pose une question constante :

Comment est-il possible que ce conflit dure aussi longtemps ?

L’origine de ma perplexité est la contradiction entre la puissance militaire russe et la durée des combats pour, et dans, une région restreinte.

Au bout de trois ans de réflexions, je parviens à formuler quelques hypothèses.

Par respect pour le travail fouillé de Docteur et parce qu’il est impossible de contribuer financièrement, je les développe comme lui, au-delà de quelques lignes en hâte.

Vous voilà prévenu, ce sera long à lire.
Vos avis sont bienvenus, dès lors qu’ils sont argumentés et tirent ce blog vers le haut.

Pourquoi la Russie est-elle incapable de gagner en quelques semaines son opération spéciale en Ukraine, alors que toute la France et l’OTAN faisaient de l’URSS un adversaire redouté entre les années 1950 et 1990 ?

Si l’URSS était si redoutable, pourquoi son héritière la Russie peine-t-elle en Ukraine depuis une si longue durée ?

S’agit-il d’une stratégie de Vladimir Vladimirovitch ?

Pourquoi pas ?

Plusieurs arguments sont en faveur.
– une guerre territoriale rassemble le peuple autour d’un objectif prioritaire commun, facile à comprendre et générateur de cohésion.
– Poutine met en scène l’opération : dans des séquences en direct à la télévision, il se prouve tsar face à ses hauts responsables, en mettant en cause leur inefficacité.
– l’objectif est la protection de compatriotes maltraités dans une région autrefois russe, analogue aux Français avec l’Alsace-Lorraine. C’est un objectif légitime qui provoque un sentiment de fierté, renforcé par la tromperie des accords de Minsk.
– pendant que le conflit perdure, d’autres sujets de mécontentement de la population passent au second plan. L’histoire russe a montré que l’effort, les privations, la douleur, les sacrifices sont des valeurs culturelles fortes.

Cependant, j’ai du mal à croire aux bénéfices de la stratégie de la longueur en regard de ses inconvénients.
– pendant ce temps, la Russie s’appauvrit ou perd des opportunités de croissance économique. Les ressources humaines, matérielles et financières pourraient être mieux utilisées pour construire, développer, moderniser le pays, enrichir les habitants.
– les entreprises russes sont interdites de progresser en commerçant avec des pays solvables comme ceux d’Europe et des Amériques. Pas de construction de réseaux commerciaux, pas d’accueil de capitaux, de personnels, de technologies.
– l’influence de la Russie décroît dans le monde. Par exemple, le retrait de Syrie est une conséquence directe. La dépendance du soutien de la Chine se paie maintenant et se payera. Pendant que la Chine s’affermie, la Russie s’affaiblit ou, au mieux, stagne.
– Poutine subit aussi ses ennemis intérieurs (il en a), pendant qu’il est concentré sur l’Ukraine, Trump et les adversaires européens.
– même si l’armée est professionnelle, personne n’aime recevoir son enfant dans un cercueil. Quelle est le point de lassitude des parents ?
– la durée augmente les risques, comme des contre-attaques territoriales des Ukrainiens, ou des défaites tactiques comme furent la destruction des bombardiers au sol.

Pour ces raisons, je choisis l’hypothèse négative : non, ce n’est pas délibéré. Poutine subit la durée de plusieurs années, sans contrôle de la date finale.

Ainsi, je trouve paradoxal que l’héritière de la puissance militaire de l’URSS soit incapable de vaincre rapidement un voisin plus petit comme l’Ukraine, alors que l’Union Soviétique faisait trembler l’OTAN pendant près d’un demi-siècle. Je le sais, j’étais militaire en Allemagne au début 80 et je peux vous dire que la menace était concrète et prise au sérieux.

Quelles sont les raisons qui expliquent ce contraste ? L’URSS n’était-elle pas dangereuse ? Si elle l’était, qu’est-ce qui a changé à ce point ?

D’abord, vous me direz que l’URSS n’était pas QUE la Russie :
• elle contrôlait quinze républiques, dont certaines industrialisées (Ukraine, Biélorussie, pays Baltes) ;
• elle disposait de près de 300 millions d’habitants, contre environ 145 aujourd’hui ;
• son économie était mobilisée pour la guerre avec une industrie militaro-industrielle colossale. De moins en moins compétitive parce que planifiée et alimentée par le vol de technologies, mais d’un niveau capable d’avions de chasse, de satellites, de centrales nucléaires, de sous-marins, de radars, de bombes, d’équipements ;
• elle contrôlait un bloc de pays d’Europe centrale (Tchécoslovaquie, Hongrie, Allemagne de l’Est, Pologne), qui ajoutaient à son industrie et à son potentiel militaire.

Aujourd’hui, la Russie ne dispose plus de cette puissance industrielle, ni de cette population dont leurs moitiés sont passées chez l’adversaire actuel occidental. Ajoutez la perte de ce cercle protecteur stratégique qui justifie la neutralité de l’Ukraine, comme l’explique Docteur.

Ensuite, les guerres de l’an 2000 s’avèrent différentes de la guerre de masse.
L’URSS préparait une guerre mondiale contre l’OTAN :
• une infanterie nombreuse à la réputation cruelle et rustique face à des occidentaux plus rares et embourgeoisés,
• des armées massives et homogènes de chars et d’artillerie. Efficacité prouvée, avec la mise au pas concrète des pays satellites en 56 (Hongrie), 68 (Tchécoslovaquie) et 81 (Pologne),
• une doctrine de guerre totale et mécanisée, avec un commandement centralisé,
• des pertes humaines potentielles considérées “acceptables” dans un cadre idéologique du souvenir de 21 millions de morts entre 1941 et 45 ou, plus récemment, telles que la Chine communiste les avaient montrées avec les millions de morts des guerres de Corée et d’Indochine.

Ainsi, les doctrines soviétiques n’étaient pas adaptées à la décennie 2020, où la précision, la logistique et la flexibilité comptent davantage que la masse.

Dans ce contexte, 2022 a révélé plusieurs faiblesses structurelles. Elles me semblent impardonnables et sont peut-être révélatrices, par extension, de faiblesses dans tous les secteurs du pays (entreprises, infrastructures, transports, administration, santé) :
• Logistique perfectible : l’armée russe peinait à approvisionner ses troupes au-delà de quelques centaines de kilomètres de ses bases.
• Corruption : j’ai constaté l’affaiblissement de l’armée russe après 1990 par la corruption, les soldats impayés, le matériel volé et vendu sur le marché. C’était peut-être le cas avant 90, vous me direz. Quoi qu’il en soit, des décennies de détournements ont vidé l’armée de sa substance (équipements absents, maintenance inexistante)
• Commandement faible : manque de sous-officiers (comme en Ukraine), initiative limitée, communications vulnérables
• Moral et motivation : les mensonges soviétiques ont laissé une méfiance durable et les soldats peinent à justifier ce conflit

Comment cette armée telle que je l’analyse ici a-t-elle pu vaincre en Tchétchénie (94 et 99) et en Crimée (2014) ?

Il est juste de dire que les doctrines d’emplois et l’armée se sont améliorées aujourd’hui, au détriment de la première année de combat après 2022.

La différence en Ukraine est un conflit moderne et asymétrique :
• usage en quantité de drones, missiles guidés, renseignement précis, riche et en temps réel ;
• les ukrainiens utilisent l’information et la communication mondiale comme arme. Malgré sa corruption, les détournements de fonds, les désertions de soldats, la fuite d’une partie de la population, la traîtrise des accords de Minsk, l’Ukraine reste auréolée de sainteté ;
• les pertes humaines et matérielles sont visibles, documentées jusque dans l’exposition des états d’âmes des soldats sur les réseaux sociaux, donc politiquement coûteuses ;
• Poutine doit ménager son opinion publique et ne peut pas mobiliser à la manière soviétique. Toutes les bonnes idées, comme les mercenaires, la rédemption des délinquants ou le recours à des étrangers que sont les Coréens du Nord, ont été utilisées ;
• les alliés de la Russie sont peu nombreux et faibles. Elle ne peut compter que sur ses propres ressources ;
• l’isolement économique oblige la Russie à commercer à prix cassés.

Puis, l’Ukraine semble s’être avéré un adversaire coriace :
• grâce à l’héritage d’une partie de l’industrie militaire soviétique (chars, missiles, aviation) que j’ai mentionné plus haut ;
• elle a tiré les leçons de l’annexion de la Crimée en 2014 en se préparant à un conflit prolongé ;
• elle bénéficie d’un soutien illimité du renseignement occidental (satellites, communication, guerre électronique) qui rendent les concentrations de forces visibles, donc vulnérables ;
• elle reçoit des armes relativement modernes, dont la précision annule l’avantage numérique, ainsi qu’un flux logistique continu depuis les pays de l’OTAN ;
• elle combat pour sa survie nationale, une motivation existentielle puissante ;
• l’armée connaît son terrain ET le dispositif russe dont elle est issue ;
• une partie de sa population est éduquée, capable de s’adapter vite à de nouvelles tactiques et d’innover avec de nouvelles technologies meurtrières (drones, pièges) industrialisables à faibles coûts ;

Résultat : en pratique, la Russie affronte une armée sœur soutenue officieusement par l’ensemble de l’Occident.

J’y vois des analogies comme l’armée Vietminh avec le matériel chinois et les bicyclettes, ou l’armée des Talibans avec le matériel états-uniens et les sandales. On sait qui a gagné…

Sur le plan de la propagande, la puissance de l’URSS reposait aussi sur la peur qu’elle cultivait
• maîtresse de la guerre de l’information (secret efficace, monopole de la Pravda) et des démonstrations de force avec des défilés militaires coûteux, un arsenal nucléaire hypertrophié. – Observez ce que fait la Chine… –
• avec les informations d’aujourd’hui (d’accord, c’est facile à dire après), nous savons que la réalité économique et militaire était moins impressionnante qu’il paraissait, alors que nous devions nous préparer au pire scénario.

Aujourd’hui, la Russie doit affronter :
• une mobilisation jacassante mondiale contre elle – Poutine est le mal absolu, il va envahir la Bretagne, on va tous mourir ! Prout !
• l’écart entre la surestimation de sa puissance initiale et la réalité, qui rend ses revers visibles et humiliants
• les réseaux sociaux empêchent de cacher les échecs

C’est l’occident qui a le monopole du récit, un avantage stratégique dans les conflits actuels.

Enfin, la nature politique du conflit qui, si j’ai bien compris, devait être rapide et symbolique
• l’objectif initial de changement de régime à Kiev a échoué dès les premières semaines.
• une guerre de conquête classique s’est imposée, pour laquelle la Russie n’était pas préparée économiquement (rentes dépendantes des matières premières, richesses confiées à l’étranger), ni logistiquement, ni psychologiquement.

Ma conclusion, que j’ai du mal à croire, est que Vladimir Poutine est piégé dans une guerre d’usure qu’il ne peut ni gagner rapidement, ni arrêter sans perdre son prestige.

Accessoirement, je ressens la vague impression, dont je ne peux me défaire, que Vladimir Vladimirovitch retient ses coups.

La capture des richesses privées et publiques stockées dans les états occidentaux n’a pas été suivi de mesures de rétorsions auxquelles je pouvais m’attendre, comme des attaques informatiques sur les banques détentrices ou des assassinats discrets et ciblés contre des cadres de ces banques, histoire d’envoyer des messages. Ou d’autres actions du même genre.

L’origine du sabotage des gazoducs est en train d’être résolu par l’Allemagne. Je n’ai pas vu de contre-attaque, ni de vengeance de la Russie à l’époque.
(Rappel des médias occidentaux : “célérusses qui se sont auto-attaqués !)

Pas de coup de main militaire spectaculaire en profondeur par les forces spéciales Spetsial’noïe Naznatchéniyé (Spetsnaz), que je sache.

Vous me direz, c’est peut-être un biais cognitif de confirmation, entre ma perception soviétique et la réalité russe actuelle.

Possible, en effet.

Mais, comme dans les films, j’aime bien quand c’est le héros qui gagne à la fin en distribuant des baffes aux moments opportuns… 🙂